Made in France

Partie 4 /5

Survivre
au Yemen

Photoreportage au cœur d’un pays dévasté par une crise humanitaire sans précédent.

lundi 15 avril 2019

Photos et texte de Lorenzo Tugnoli

Lorenzo Tugnoli est un photographe italien basé à Beyrouth de l'agence Constrato. Il a remporté le prix du reportage du World Press Photo 2019 pour son travail sur le Yémen. Il est l'un des derniers photographes à s'être rendus dans le pays, entre novembre et décembre 2018, en zone contrôlée par les Houthis. Disclose publie son reportage en exclusivité en France.

Rageed n’est qu’un petit corps emmailloté dans les bras de son grand-père. Agé de 4 mois, il porte les signes manifestes de la malnutrition : l’abdomen gonflé et la peau lâche autour de ses bras chétifs.

Son père est absent ; il a quitté le village isolé d’Al-Abar pour se rendre à pied au marché de la ville voisine. Il espère y mendier quelques pièces pour parvenir à nourrir ses enfants.

Rageed Sagheer dans les bras de son grand-père. Âgé de quatre mois, le nourrisson souffre de malnutrition sévère. Il devrait être envoyé d’urgence au dispensaire de Aslam, mais sa famille n’a pas les moyens de l’y conduire.

La famille de Rageed vit dans une maison en torchis, au sommet d’une petite colline. Accroupi dans la cabane, j’ai pris des photos du nourrisson et de sa grand-mère en train de lui faire boire leur dernière ration de lait en poudre.

Rageed et sa grand-mère dans leur maison d’Al-Abar, le 8 décembre 2018. .

Rageed est loin d’être le seul enfant à avoir faim ; dans chaque ville et village de la province d’Hajjah, dans le nord-ouest du Yémen, ils sont des dizaines à se trouver dans le même cas que lui.

Pour les familles des villages reculés de la province d’Hajjah, l’accès aux structures sanitaires est presque impossible. Depuis le début de la guerre, le prix du carburant a explosé et la pauvreté a augmenté.

Dans la région, les marchés regorgent de vivres, mais les prix ont plus que doublé au cours des dernières années. Les familles de paysans sont les premières victimes de la famine.

Des étals de nourriture au souk Al-Meleh, dans la vieille ville de Sanaa, la capitale. Ici, comme ailleurs dans le nord du Yémen, la nourriture ne manque pas. Mais les prix sont si élevés que la plupart des gens n’ont plus les moyens de subvenir à leurs besoins primaires.

L’année dernière, à l’occasion de deux photoreportages, j’ai visité plusieurs hôpitaux et camps de réfugiés du pays. J’y ai rencontré beaucoup d’enfants mal-nourris. Et le pire dans tout cela, c’est que la famine n’est pas liée à une catastrophe naturelle. Elle est imputable à l’homme.

Le gouvernement yéménite et les rebelles houthis, en conflit depuis quatre ans, l’ont utilisée comme une arme de guerre. Et aujourd’hui, plus de la moitié de la population vit dans des conditions de quasi-famine. Soit 14 millions de personnes.

Un poste de contrôle dans le quartier Al-Jahmaliya, à Taïz, le 23 novembre 2018.

Al-Jahmaliya a été réduit en cendres par les récentes confrontations entre les rebelles Houthis et les forces loyalistes au président yéménite, Abdrabbo Mansour Hadi.

Le gouvernement du président Hadi, exilé à Riyad, est soutenu par une coalition d’Etats arabes dirigée par l’Arabie saoudite. C’est cette même coalition qui a imposé un blocus sur les eaux de la mer Rouge, restreignant ainsi l’importation de nourriture, de médicaments et de carburant.

L’Arabie saoudite et ses alliés voulaient affaiblir la rébellion armée, mais ce sont les populations civiles qui en font le plus sévèrement les frais. Le blocus maritime, les bombardements et la dévaluation de la monnaie nationale ont ravagé l’économie.

À Aslam, j’ai vu des mères s’entasser dans les chambres d’une clinique, flanquées de leurs enfants dénutris. La plupart d’entre elles viennent des régions isolées de la province de Hajjah. Elles aussi sont en proie à la malnutrition. Il arrive très souvent que ces femmes soient obligées de partager leur lit avec une autre personne, ou leur enfant.

La clinique d’Aslam est surpeuplée d’enfants malnutris. Des matelas sont disposés au sol pour pouvoir accueillir plus de patients.

Le dispensaire n’est qu’à une courte distance en voiture du village d’Al-Abar. Mais beaucoup d’enfants de la région, à l’image de Rageed, ne pourront jamais s’y rendre : le prix du carburant et du transport représente une charge trop lourde pour les familles.

Située à la frontière de l’Arabie saoudite, Hajjah est l’une des provinces les plus touchées par la famine. Au point que les familles doivent souvent choisir quel enfant nourrir... Les petites filles et les enfants handicapés sont généralement les premiers sacrifiés.

L’ONG Save the children estime que 85 000 enfants de moins de cinq ans sont morts des causes de la manultrition depuis le début du conflit. La plupart des victimes vivaient dans des régions isolées, là où la guerre a rendu très difficile l’utilisation des voies d’accès empruntées par les organisations humanitaires.

Certains enfants ont pu être hospitalisés, parfois même plusieurs fois. Les médecins leur prescrivent alors du lait enrichi et des compléments alimentaires. Mais leur rétablissement n’est souvent que temporaire, leur santé se détériorant dès leur retour chez eux.

Jena Mohammed Hassan est soignée à l’hôpital Al-Thawra, à Sanaa. La petite fille de 3 mois et sa mère sont originaires de la ville de Taïz, à plus de 260 km de là.

J’ai passé plusieurs jours à photographier le quotidien de la clinique d'Aslam. J’ai vu arriver de nouveaux enfants malades chaque jour. Mais à cause du manque de place, le personnel médical n’accepte plus que ceux qu’il estime en danger de mort.

Les enfants sont pesés et mesurés, avant qu’un lit ne leur soit attribué. Ils peuvent rester plusieurs mois sur place.

Fatima Ahmed veille sa fille Nada, 5 ans, lors de la procédure d’admission à la clinique d’Aslam.

Marwah Hareb Mohammed Abdullah, 10 ans, souffre de malnutrition. Son état ne présentant pas de risque vital, les médecins ne l’ont pas hospitalisée. Dans les familles, les petites filles sont souvent les dernières à être nourries.

Dans tout le pays, la coalition militaire a procédé à des frappes aériennes avec des armes fournies, entre autres, par la France. Des routes, usines et centrales électriques ont été ciblées, rendant particulièrement coûteuses la production et la distribution de biens dans un pays fortement dépendant des importations.

Les combats contre les rebelles se concentrent désormais aux abords d'Al-Hodeida, une ville portuaire de la côte ouest. Al-Hodeida est le principal point d’entrée des importations et de l’aide humanitaire destinées au nord du pays, où vit l’essentiel de la population. Cela fait plusieurs mois que la coalition tente d’en reprendre le contrôle.

Après un raid aérien dans la zone de Zanarek, à Al-Hodeida. L’attaque a tué deux personnes dont une adolescente de 16 ans.

Pour la coalition, la reprise de cette ville stratégique aurait pu changer l’issue de la guerre. En réalité, elle n’a fait qu’amplifier la crise humanitaire. Un stock de blé expédié par le Programme alimentaire mondial a par exemple été bloqué à quai pendant quatre mois à cause des combats. Il aurait pu nourrir quatre millions de personnes.

Près du port d’Al-Hodeida, les marchands achètent et revendent du poisson Depuis le début de la guerre, seuls quelques pêcheurs sortent encore en mer. Des bateaux ont été pris pour cibles, des pêcheurs ont été arrêtés et placés en détention.

Lorsque j’obtiens enfin la permission de me rendre au port, il est désert. Quelques travailleurs journaliers sont assis sur les docks vides, un navire solitaire mouille à quai.

Au loin, je vois des grues détruites par les frappes saoudiennes et les restes carbonisés de silos à grains et d’entrepôts. Au même moment, à des milliers de kilomètres, en Suède, les belligérants sont assis à la table des négociations pour décider du sort de la ville.

Des soldats houthis marchent près des zones de stockage endommagées par les frappes saoudiennes.

Le port a été au centre de négociations de paix qui se sont achevées le jour où cette photo a été prise. Les Nations unies ont décidé la mise en place d’une administration transitoire du port ainsi qu’une démilitarisation de ses installations. Ces mesures ne sont toujours pas entrées en vigueur.

La nuit tombe sur les eaux calmes, le silence s’abat sur le port. Je doute que ces négociations aboutissent à la résolution du conflit. D’autres accords ont été conclus avant ceux-là, et aussitôt rompus. Constater l’abandon de ce port autrefois prospère ne m’inspire que très peu d’espoir pour l’avenir.

A la suite du blocus maritime et des raids aériens de la coalition, l’activité du port a été réduite de manière drastique.

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