Made in France

Partie 1 /5

Cartographie d'un
mensonge d'etat

Des documents classés « confidentiel défense » prouvent que des armes françaises peuvent tuer des civils au Yémen.

par Disclose.ngo

lundi 15 avril 2019

« Madame la ministre, j’ai une question qui va vous agacer… » Nous sommes le 20 janvier 2019, sur France Inter. L’animateur Ali Baddou reçoit la ministre des Armées, Florence Parly. Soudain, il la fixe dans les yeux et parle fort : « Faut-il cesser de vendre des armes à l’Arabie saoudite ? »

Cela fait des mois que la question est dans l’air, mais reste sans réponse. Or les contrats entre la France et l’Arabie saoudite alimentent un débat moral, politique et juridique exigeant. Il se pose en ces termes : la France peut-elle fournir des armes à un client qui s’en sert pour bombarder des civils au Yémen depuis quatre ans ?

Le 26 mars 2015, aux côtés des Emirats arabes unis et de huit pays à majorité sunnite, le prince Mohammed ben Salman ordonne une série de raids aériens et maritimes contre son voisin du Golfe. L’objectif : défendre le régime face aux conquêtes militaires des Houthis, une minorité chiite soutenue par l’Iran.

Aujourd’hui, le pays fait face, selon l’ONU, à « l’une des plus graves crises humanitaires au monde ». 28 millions de Yéménites vivent toujours sous les bombardements et plus de 8 300 civils ont perdu la vie au cours des seules frappes aériennes de la coalition. Dont 1 283 enfants, d’après un recensement du Yemen data project, une ONG qui collecte et recoupe des informations sur les frappes de la coalition.

Le 26 mars 2015, l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition de dix pays arabes, conduit une opération militaire au Yémen. L’offensive doit permettre de détruire la rébellion des Houthis, une minorité soutenue par l’Iran.

Aujourd’hui, cette coalition ne compte plus que 4 pays : l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Soudan et le Bahreïn.

En rouge sur la carte, les zones contrôlées par les Houthis.

Un quartier de Sanaa, la capitale du Yémen, le 27 mai 2018.
Photo: Lorenzo Tugnoli

Le présentateur insiste : « Pouvez-vous nous dire, Florence Parly, si des armes françaises ont été utilisées contre des civils au Yémen ? ».

La ministre pose ses mains bien à plat sur la table et enterre le débat en une phrase : « Je n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées directement dans ce conflit. ».

Disclose a été destinataire d’une fuite inédite de documents portant la classification « Confidentiel Défense » - le premier niveau du « secret défense ». Un rapport de 15 pages que des officiers de la Direction du renseignement militaire, la DRM, ont rédigé le 25 septembre 2018. Intitulés « Yémen - situation sécuritaire », ces documents confidentiels ont été transmis à Emmanuel Macron et Florence Parly. Mais aussi à Matignon et au ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian à l'occasion du conseil de défense restreint consacré à la guerre au Yémen qui s’est tenu le 3 octobre 2018, à l’Elysée.

Tableaux et cartes de la région à l’appui, la note de la DRM révèle pour la première fois ce que le gouvernement français s’efforce de dissimuler : la liste détaillée des armes françaises impliquées dans la guerre au Yémen.

Chars Leclerc, obus flèche, Mirage 2000-9, radar Cobra, blindés Aravis, hélicoptères Cougar et Dauphin, canons Caesar… Les auteurs du rapport ont scrupuleusement noté chaque modèle, spécifiant s’il s’agit de matériel vendu à l’armée saoudienne ou à son puissant voisin émirati. Mais surtout, ils dévoilent que plusieurs armements « made in France » font feu sur le Yémen, y compris sur des zones civiles.

La note de la DRM révèle pour la première fois la liste des armes françaises utilisées dans la guerre au Yémen.

Prenons le canon Caesar. Fleuron de l’industrie de l’armement tricolore, ce puissant canon est fabriqué à Roanne (Loire) par Nexter, une entreprise détenue à 100% par l’Etat français. Monté sur un châssis de camion tout-terrain, il peut tirer six obus par minute sur une cible située à 42 kilomètres. Une « puissance de feu amplifiée par sa rapidité de mise en œuvre, sa portée allongée et sa grande précision », promet la plaquette de présentation de Nexter.

Des canons Caesar à la frontière entre le Yémen et l'Arabie saoudite, en juin 2018.

Depuis 2010, la France en a livré pas moins de 132 à l’Arabie saoudite, selon le Sipri, un institut suédois spécialisé dans les transferts d’armement. D’autres livraisons sont prévues dans les prochains mois. (lire « Itinéraire d’une livraison secrete »).

La carte de la DRM intitulée « Population sous la menace des bombes » précise de quoi on parle : 48 canons Caesar saoudiens pointent leur bouche sur trois zones du Yémen parsemées de villages, de fermes, de villes et de hameaux paysans.

Autour des Caesar, la DRM trace de larges cercles, striés de rouge, qui délimitent la portée de leurs obus. Ces cercles mordent, au Yémen, sur des territoires habités. Les canons français bombardent-ils effectivement ces territoires ?

La réponse figure en page 4 des documents transmis au président de la République. Les Caesar « appuient les troupes loyalistes et les forces armées saoudiennes dans leur progression en territoire yéménite ». En mots simples, ils bombardent le Yémen pour dégager le terrain aux blindés et aux chars qui envahissent le pays.

A la date du 25 septembre 2018, l’armée saoudienne a positionné 48 canons Caesar autour de trois zones situées à la frontière avec le Yémen.

La note de la DRM est précise : « Population concernée par de possibles frappes d’artillerie : 436 370 personnes ».

Nous avons croisé les données de l’ONG Acled concernant des morts civiles par tirs d’artillerie avec leur géolocalisation, ou non, dans les zones de tirs des canons Caesar.

Résultat : entre mars 2016 et décembre 2018, 35 civils sont morts au cours de 52 bombardements localisés dans le champ d’action de ces canons.

Depuis quatre ans, différentes ONG humanitaires surveillent de près le déroulé de la guerre, et en particulier ses retombées sur les civils. Les chercheurs de l’organisation d’analyse des conflits basée aux États-Unis Acled, par exemple, épluchent et recoupent les informations de la presse yéménite et les sites web qui rapportent des bombardements.

La principale agence de presse yéménite Yemen News Agency rapporte que le 14 juin 2018 un tir d’artillerie saoudien tue deux enfants et blesse plusieurs adultes dans le nord du Yémen. Une information recoupée pour les analystes de l’ACLED. Le village bombardé, Bani Faid, situé dans le district de Midi, est dans la zone de tir des canons français Caesar. Des canons de fabrication américaine, britannique ou chinoise tirent eux aussi sur le nord du Yémen, mais d’après la carte de la DRM, leur portée n’atteint pas le village en question.

Le 25 août 2018, un autre tir d’artillerie de la coalition vise une localité voisine de la ville de Harad (22 000 habitants). Une maison s’écroule. Les habitants ramassent un mort et trois blessés. Positionnons ce bombardement sur la carte dessinée par la DRM. Le voilà pile dans la zone de tir des canons Caesar postés de l’autre côté de la frontière.

Civils blessés, encore, et bâtiments endommagés le 28 avril 2018 quand des obus pilonnent la localité d’Al Mazraq et le village d’Al Atn, près de la frontière saoudienne. Et toujours dans cette zone du nord du Yémen où seuls des canons Caesar, selon le dessin de la DRM, tiennent les populations sous la menace des tirs.

Qu’en est-il des autres armements français utilisés par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ? En juillet dernier, la ministre des Armées Florence Parly précisait ceci devant les députés de la commission défense de l’Assemblée nationale : « À ma connaissance, les équipements terrestres vendus à l’Arabie saoudite sont utilisés non pas à des fins offensives, mais à des fins défensives à la frontière avec l’Arabie saoudite ». Contacté par Disclose dans le cadre de cette enquête, les services du Premier ministre réaffirment cette position : « A notre connaissance, les armes françaises dont disposent les membres de la coalition sont placées pour l’essentiel en position défensive »

En clair, les chars et les canons français mèneraient une guerre en retrait du côté saoudien, pour protéger le royaume des attaques des Houthis. Mais cette guerre présentée comme « défensive » n’est pas celle décrite dans le rapport de la DRM.

Selon le renseignement militaire, 70 chars de combat Leclerc sont mobilisés dans le conflit. L’armée de terre émiratie en aurait groupé « une quarantaine » à Mocha et Al-Kwakhah, deux bases militaires situées sur la côte ouest du Yémen. Les chars resteraient dans ces bases et ne seraient, selon la DRM, jamais « observés en première ligne » des combats. Jamais ? La note introduit une nuance importante : « Ils sont néanmoins déployés sur l’emprise d’Al-Khawkhah, à 115 kilomètres d’Al Hodeïda ».

D’après nos recherches effectuées à partir d’images tournées sur les lignes de front, puis recoupées par des vues satellites, les Leclerc ont participé à plusieurs grandes offensives de la coalition.

A l’image de l’assaut qui s’est déroulé entre juin et décembre 2018, sur la côte ouest. Les chars Leclerc ont quitté leurs bases et ont foncé sur la route qui remonte vers le nord, en passant par la ville d’Al-Khawkhah et la cité antique de Zabid. Ils avançaient en direction d’Al Hodeïda. Contrôlée depuis 2014 par la rébellion, cette cité portuaire est la principale porte d’entrée des produits de première nécessité tels le blé, le riz ou le sucre. Et l’un des objectifs militaires prioritaires de la coalition.

Des chars Leclerc vendus aux Emirats arabes unis.

La DRM identifie quatre zones du Yémen où des chars français sont présents.

Contrairement à ce qu’affirme Florence Parly, les chars Leclerc participent aux offensives, comme ici en juillet 2018 sur la route de Zadib. La DRM précise qu’ils « n’emploieraient que des munitions françaises » de type « obus flèches ».

En octobre 2018, les chars français font route en direction d’Al Hodeïda. Nous les avons localisés en recoupant des vues satellites et une vidéo tournée par un civil.

En novembre 2018, les chars français sont au coeur de la bataille d’Al Hodeïda. Elle a fait 55 victimes civiles, selon l’Acled. Nous avons localisé une vidéo tournée par des militaires yéménites soutenant la coalition.

Grâce à des images satellites, nous avons identifié des chars Leclerc dans une zone d’habitation située à cinq kilomètres d’Al-Hodeïda.

Les attaques les plus meurtrières de la coalition s’effectuent par les airs. Dans leur note, les analystes du renseignement français relèvent que « Riyad conduit depuis mars 2015 une campagne de frappes aériennes massives et continues ». Selon eux, la coalition aurait procédé à 24 000 bombardements depuis 2015. Dont 6 000 pour la seule année 2018.

« L’action de l’Arabie saoudite s’effectue essentiellement par voie aérienne », confirmait Jean-Yves Le Drian le 13 février dernier, devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Avant d’évacuer une quelconque responsabilité française : « Nous ne fournissons rien à l’armée de l’air saoudienne. » C’est faux. Comme l’atteste la note de la DRM, dont les parlementaires ignorent jusqu’à l’existence, mais que le ministre des Affaires étrangères a eu entre les mains quatre mois plus tôt.

Les documents précisent en effet que des avions de chasse saoudiens sont équipés d’un bijou technologique conçu et entretenu par des ingénieurs français : le pod Damoclès.

Un avion Tornado saoudien équipé d'un pod Damocles.

Fabriqué par Thalès, ce système de « désignation laser » fixé sous les avions de combat permet aux pilotes de guider tous les types de missiles. Et même le missile américain Raytheon, qui selon une enquête de la chaîne CNN a tué 12 enfants et trois adultes yéménites, le 20 septembre 2016, dans le district d’Al-Mutama, dans le nord du Yémen.

Indispensables aux frappes ciblées, les pod Damoclès équipent aussi des avions de combat émiratis « made in France ». C’est le cas du Mirage 2000-9, dont on sait désormais avec certitude qu’il « opère au Yémen ». Avec quels missiles ? La note ne le dit pas. Mais elle nous apprend que l’armée de l’air émiratie a acheté des missiles guidés franco-britanniques Black Shaheen (MBDA) et des missiles AASM (Safran), qui peuvent chacun équiper les Mirage 2000-9 utilisés au Yémen. Les Emirats arabes unis possèdent 62 chasseurs au total, selon le Sipri.

Selon la DRM, la coalition a procédé à 24 000 bombardements depuis 2015. Plus de 8 300 civils sont morts lors de ces raids aériens, selon le Yemen data project. La carte ci-contre indique les frappes aériennes en septembre 2018.

Les chasseurs français opèrent au Yémen depuis la base militaire émiratie d’Assab, en Érythrée.

Trois Mirage 2000-9 stationnent sur la base militaire d'Assab, en février 2018.

D’autres équipements aériens exportés par la France sont directement impliqués dans la guerre. Le Cougar, un hélicoptère de combat chargé du transport des troupes saoudiennes. Ou l’avion ravitailleur A330MRTT. Airbus en a fourni six à l’Arabie saoudite et trois aux Emirats arabes unis. Les neuf gros-porteurs assemblés à Toulouse jouent dans les airs un rôle déterminant : ils sont capables de ravitailler en kérosène plusieurs chasseurs de la coalition en même temps.

Les avions Airbus A330 MRTT opèrent depuis la base de Jeddah, en Arabie saoudite. Ils ravitaillent en vol les chasseurs de la coalition.

Une vue satellite de juin 2017 indiquant la présence de A330-MRTT français à Jeddah, en Arabie saoudite.

Les hélicoptères AS-532 Cougar opèrent au Yémen depuis les bases de Khamis Mushait et de Jizan.

Vue satellite des bases de Khamis Mushait et de Jizan.

« C’est la priorité de la France que l’aide humanitaire puisse passer. »

Florence Parly

30 octobre 2018

Depuis le printemps 2015, les bâtiments de guerre de la coalition filtrent les accès par la mer au port d’Al Hodeïda. Officiellement, les navires saoudiens et émiratis font respecter l’embargo de l’ONU sur les armes à destination des Houthis en inspectant des chargements suspects. Mais, en réalité, ils bloquent la nourriture, le carburant et les médicaments d’importation qui devraient approvisionner plus de 20 millions de Yéménites. Des entraves fondées sur une « base manifestement arbitraire », d’après un rapport du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés de l’ONU (HCR) publié en août 2018.

En affirmant publiquement que la levée de ce blocus est « la priorité » de la diplomatie française, la ministre Florence Parly omet un élément capital dont la DRM l’a pourtant informée : deux navires de fabrication française « participent au blocus naval » qui affame plusieurs millions de Yéménites (Lire « Stratégie de la famine »). La frégate saoudienne de classe Makkah et la corvette lance-missiles émiratie de classe Baynunah. Cette dernière contribue aussi « à l’appui des opérations terrestres menées sur le territoire yéménite », précise la note. En français ? Elle bombarde la côte.

La photo qui suit montre les navires de fabrication française amarrés au port d’Assab en Erythrée, le 21 novembre 2018.

Fin 2017, les Emirats arabes unis ont acquis deux corvettes françaises, des Gowind 2500. En pleine guerre au Yémen, Emmanuel Macron s’est félicité de cette acquisition. « Ce contrat vient consolider notre relation en matière navale et compléter une coopération très forte ces dernières années sur toutes les armes », déclarait le président français le 9 novembre 2017, lors d’une visite officielle à Abou Dabi.

Les intérêts commerciaux de la France assoient Paris dans une position schizophrène. L’Etat français est le troisième vendeur d’armement au monde. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis sont ses deuxièmes et sixièmes plus gros clients, selon le ministère des Armées. Dans le même temps, la France est signataire du Traité sur le commerce des armes (TCA). Lequel contraint le gouvernement français à « n’autoriser aucun transfert d’armes », dès lors que celles-ci pourraient servir à commettre « des attaques contre des civils ou des biens de caractère civil (…) ou d’autres crimes de guerre ». Sur ce point, Matignon déclare que le TCA est « mis en œuvre » lorsqu’il décide « d’autoriser ou non des exportations de matériels de guerre ».

Mais comment savoir si des armes fournies par sa propre industrie sont utilisées contre des civils lorsqu’on a perdu leur trace ? Dans sa note, la DRM reconnaît que faute « de capteurs dans la zone », elle n’est pas « en mesure d’évaluer de manière précise » l’ensemble du dispositif militaire de la coalition. Pour quantité de matériel français, le service de renseignement admet qu’il n’a tout simplement « aucune information sur [leur] emploi au Yémen », ou leur présence à la frontière. Une confession très embarrassante pour le sommet de l’Etat, mais couverte par le secret défense. Jusqu’à maintenant.

Lire la réponse du gouvernement.

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